Nadira Laggoune-Aklouche
Curator
Art critic
Lecturer in Ecole supérieure des beaux-arts d’Alger
La scène de l’art contemporain en Algérie se présente aujourd’hui comme une (ré)appropriation du champ esthétique, une reconstruction après la période de crise de la représentationque les années de terrorisme ( 90/2000) ont engendré et que les troubles sociopolitiques qui l’ont accompagnée ont laissé dans le désarroi. Un moment historique tragique qui a plongé le monde de l’art qui commençait à se structurer dans une sidération qui a paralysé la création pendant plus de quinze ans. Ses effets se traduisent encore aujourd’hui par un malaise chez les générations précédentes qui se sentent déphasées et des frustrations chez les nouvelles qui n’arrivent pas à se faire leur place et à acquérir de la visibilité car entre temps, à l’apport des aînés et des traditions perceptives qu’ils ont induit, s’est ajoutée (ou substituée) la culture de l’écran, du web, du multimédia, de la photographie et de l’image en mouvement. En outre, les changements, conflits et mutations économiques en transformant les formes et les contenus culturels, imposent la redéfinition du rapport de l’art à la réalité et les conventions traditionnelles qui en constituent la base. Les artistes vivent, consomment et traitent la masse d’images qui occupe sans arrêt leur quotidien. Il s’avère alors complexe pour les nouvelles générations (entre 25 et 45 ans) qui ne ressentent plus l’impact d’images répétées depuis longtemps ni ne s’y retrouvent, de proposer un regard différent sur le réel.
Aujourd’hui, la distanciation et l’ingestion nécessaires au retour de la parole faisant leur effet, la porte s’ouvre enfin, par leur biais, à une représentation plus libre et incisive de leur époque.
Depuis 2003 la scène culturelle algérienne a été en constante animation du fait de grandes opérations culturelles qui se sont succédé régulièrement. Année de l’Algérie en France en 2003, Alger Capitale de la Culture Arabe en 2007/2008, 2ème Festival Panafricain d’Alger 2009, Tlemcen Capitale de la Culture Islamique en 2011/2012, autant d’évènements qui non seulement ont ‘boosté’ la création et la promotion de la culture mais ont permit, de par l’importance de leurs budgets, la réalisation de nombreux projets de réhabilitation ou ouverture de nouveaux lieux de l’art dont des musées ( comme le Musée d’Art Moderne et Contemporain d’Alger (MAMA)), des écoles d’art, centres culturels, agences pour le patrimoine, revalorisation des Cinémathèques, théâtres et création de Rencontres, Journées et Festivals d’Art contemporain, de Photographie, de Cinéma, de Danse, de Musique…Cette dynamique culturelle a contribué à l’émergence d’un grand nombre d’artistes et de tendances dont le nombre ne cesse de s’accroître : des musiciens de raï au hard-rock en passant par le chaâbi et le gnawi, des peintres, photographes, graphistes, cinéastes, dramaturges, poètes et écrivains produisent et se produisent régulièrement à la faveur de la demande du public et de l’actualité.Ces événements permettent à des artistes plasticiens qui arrivent sur la scène locale et internationale, de montrer leur travail ou de le confronter avec des artistes internationaux confirmés : Ammar Bouras, Rachida Azdaou, Amina Menia, Atef Berredjem, y ont amorcé leurs débuts dans l’art contemporain. Cependant, la présence de ces artistes, qui relève souvent plus des choix des commissaires que d’une volonté des institutions, reste ponctuelle et insuffisante pour une véritable visibilité.
La représentation artistique aujourd’hui sur la scène algérienne comporte des questions fondamentales comme celles de l’écart symbolique et de la distance critique qui s’avèrent nécessaires à l’émergence d’un regard et d’une pensée différente. De plus en plus d’artistes vivant en Algérie construisent des œuvres qui proposent des modalités de la pratique artistique comme des exemples susceptibles de s’opposer à l’uniformisation culturelle et artistique. Ce sont les nouvelles générations issues des écoles des beaux-arts qui, depuis quelques années pour certains (Rachida Azdaou, Ammar Bouras) , plus récemment pour d’autres (Amina Menia, Atef Berredjem, Zineddine Bessaï, Oussama Tabti, Sofiane Zouggar, Mehdi Djellil, Adel Bentounsi, Walid Bouchouchi… ) produisent des œuvres qui s’opposent au statu quo esthétique et aux normes qui se sont imposées et qui, occupant les espaces d’exposition, les vident de la pensée. Ils expriment des visions engagées dans le sens d’une attitude critique qui veut créer des ouvertures, des brèches dans l’unanimité des goûts et permet de rompre avec la culture de communication passive.
Depuis au moins ces cinq dernières années, en Algérie et plus particulièrement à Alger, on peut observer que cette vitalité artistique dans tous les domaines et dans des espaces aussi bien publics que privés s’accentue : musées, galeries, médiathèques et autres espaces municipaux accueillent les expositions collectives ou individuelles qui se multiplient. Mais c’est surtout dans « l’informel » que des événements alternatifs et des îlots artistiques voient le jour. Nés d’initiatives plus ou moins spontanées collectives ou individuelles, fondés sur l’énergie et la volonté de communautés d’artistes aux pratiques audacieuses et variées, ils stimulent l’apparition d’intelligences collectives esthétiques.
Mais la difficulté pour ces artistes qui veulent apporter un autre regard sur le monde, la société et soi-même, est celle de la visibilité. Les collectifs Picturie générale, Box24, Collectif Annaba Art Scène, apparus ces trois dernières années sur la scène de l’art locale, moins connus ou « rebelles », peu sollicités par les espaces institutionnels et les galeries, utilisent des espaces (appartements, locaux d’entreprises..) proposés par des mécènes artistes ou passionnés d’art. Ils en font des lieux d’exposition, d’expérimentation et de partage de nouvelles façons de voir et de faire. Un phénomène qui échappe à la médiatisation officielle et montre une production contemporaine hors du consensus esthétiquement correct et établi. Il revêt donc une spécificité indissociable des contextes sociopolitique, urbain et artistique.
Si la mondialisation et internet ont permis aux artistes d’aborder le réel différemment pour en proposer une autre lecture, sur le plan de la représentation, il s’agit d’une occupation de l’espace esthétique. Exposer dans l’alternatif signifie bénéficier d’une flexibilité et liberté essentielles pour proposer des iconographies qui dénotent par rapport aux modes de représentation et modèles dominants.
Alternatives, émergentes, résistantes : ainsi pourraient se définir ces actions parce qu’il s’agit de communautés alternatives de changement qui offrent des moments de respiration où se produisent de nouvelles façons de faire et d’exister. Leur présence est importante pour le devenir de l’art local parce qu’elles proposent des perspectives sensibles au rapport esthétique au monde par leur interprétation d’un environnement en agitation permanente. Un engagement salutaire dans le contexte artistique et politique actuel car ici plus qu’ailleurs, l’expression artistique est un éclairage des représentations que l’on a de nous-mêmes.
Les évènements politiques et un contexte social mouvementé qui alimentent l’actualité du quotidien des villes et notamment d’Alger sont une source d’inspiration pour les artistes. Ils convoquent la mémoire collective et individuelle en travaillant sur l’histoire et les mémoires plus ou moins récentes qu’ils mettent en image, contredisant les discours qui tendent de plus en plus à en faire un tabou officiel. Ammar Bouras, (JT,2001, Aller simple,2003, Thagout, 2011…) reste le premier qui a, dès les années 90, commencé ce travail de déconstruction en vidéo, qu’Amina Menia développe aussi depuis un moment autour de l’archive en s’intéressant au patrimoine architectural entre passé et présent (Un écorché, 2013, Enclosed, 2014 ). Parmi les plus jeunes Oussama Tabti (Stand by, 2011, The Amsterdam threathy, 2012), Atef Berredjem (Le radeau de Lampeduse, 2009, A relative theory of man, 2011) ou Sofiane Zouggar (L’astrolabe, 2012, Untitled, 2014) reprennent par des dispositifs subtils l’écriture des réalités, en mettant à distance des questions de l’heure comme les migrations, les frontières, le politique.
La dérision, spécificité de l’expression algérienne, colore les discours des jeunes artistes qui l’utilisent comme mode critique et, puisant dans l’imagerie populaire qu’elle contribue à enrichir, projettent un regard pointu et moqueur sur des sujets de l’actualité (l’hégémonie, le pouvoir…) peu représentés. De manière ironique chez Zineddine Bessaï ( Le guide du harraga,2011, Khatar,2013) ou grotesque chez Mehdi Djellil (Feed your head, 2O14 ), ludique ou implicite chez Walid Bouchouchi (3kakir (In ball we trust),2014, ), elle est un élément constitutif des langages esthétiques de cette génération qui, face aux modèles déjà existants, remet en cause en les dévoilant/dénonçant, les mécanismes du réel et ses contradictions et appelle à la transformation.
De nouvelles pistes s’annoncent, des audaces qui jaillissent au sein d’un univers culturel mélangé où se confondent art et artisanat, culture et folklore, amateurs et professionnels. On peut y entrevoir de nouveaux repères qui les singularisent non seulement par la nouveauté des outils mais surtout par la vision originale des sujets qu’ils abordent.
Entre témoignage et recours à l’art comme mode de résistance, ces artistes placent au cœur de leur dispositif l’exploration distanciée d’expériences individuelles et sociales. Ils contestent implicitement le déficit en parole publique sur le social, le politique, le culturel, en créant des échappées face à la consommation facile et la pauvreté des images imposées. En rupture avec les représentations dictées par l’identificatoire (plaire, être léger, accessible…) les peintures de Maya Bencheikh Elfeggoune et Fella Tamzali (Sanstitres, 2014)rompent avec une figuration trop prévisible et les discours ambiants souvent simplificateurs. Sceptiques et dubitatifs sont les discours sur l’actualité politique chez Kachba ( Qui ment à qui, 2014), la condition de l’artiste chez Adel Bentounsi (Brûlure au cœur, 2013) et le devenir citoyen chez Djamel Agagania( Coup de barre, 2014), Mounir Gouri ( No woman no cry, 2014), Hicham Belhamiti (Le penseur, papa et moi, 2014) qui exposent des personnages abattus ou pensifs et Mounir Gouri ( No woman no cry, 2014).
Autant d’expressions plutôt dérangeantes face aux tenants d’une imagerie fidèle à un sens préconstruit. Le lien société-spectateur, le questionnement en sont rendus plus complexes. En subvertissant la scène classique, ces discours créateurs rétablissent le rapport nécessaire entre les œuvres et leur fonction critique en opèrant des déplacements, une ouverture polysémique et des significations qui peuvent transformer un public alors obligéd’être engagé dans cette proposition créative qui concerne aussi sa propre vie.
Ce processus de changement annoncé exige du temps, mais les images sont là et leur présence, qui se multiplie, car de plus en plus de « paroles offensives » s’affirment, exerce une action lente mais sûre, sur les formes d’expression en vigueur.
L’émergence de ces artistes a été depuis une dizaine d’années impulsée et soutenue par des acteurs de l’art locaux et l’artiste de la diaspora Zineb Sedira qui a créé à Alger la très dynamique A.R.I.A (Artists residency in Algiers), une passerelle entre les artistes algériens et des artistes et commissaires internationaux. Des actions qui ont entre autres, généré une sollicitation de plus en plus fréquente des artistes pour des expositions et des résidences par des lieux plus ou moins prestigieux de l’art international.
Les institutions publiques locales qui semblent en avoir pris conscience récemment, commencent à faire la promotion des arts visuels, prenant en charge leur exhibition à l’étranger comme c’est le cas en ce moment pour la Biennale de Dakar où le collectif Picturie générale constitué de 16 artistes algériens inaugurera le premier pavillon Algérie, marquant la présence d’une créativité algérienne locale au plus important événement artistique sur le continent africain.