L’art contemporain au Maroc : Genèse d’une présence artistique

Farid Zahi
Institut de la Recherche Scientifique. Rabat

En 1963, Gaston Dhiel organise à la grande Galerie Bab Rouah une exposition dédiée à ce qu’il qualifiait alors « jeune peinture marocaine ». Un an après, il élit trois peintres marocains pour figurer dans son livre sur l’art moderne ! L’art moderne au Maroc était donc né et reconnu comme tel ! A la fin des années 90 on commence à parler d’art contemporain avec un ton de rupture irréductible avec la génération de Gharbaoui, Cherkaoui, Belkahia et leurs successeurs, discours qui présente cette évolution comme étant un tournant décisif, irréversible, qui propulse la création artistique dans un nouvel univers dont les démarches semblent émerger du néant.

Or, il suffit de se tourner attentivement vers cette génération de fondateurs de la pratique artistique au Maroc pour se rendre à l’évidence que l’art contemporain au Maroc ne succède pas, par effet de rupture, à un art moderne supposé comme tel, mais est, bel et bien, l’héritier de l’hybridité créative de ses démarches et attitudes ; que les taxinomies occidentales, si universelles et incontournables soient-elles ne s’appliquent que partiellement aux expériences périphériques, lesquelles nécessitent « des histoires régionales » (Foucault), à même de sonder les spécificités qui les sous-tendent.

1.

Tourné vers une ouverture plus radicale aux manifestations multiples du monde actuel, l’art contemporain est né, au Maroc, d’un désir de dépassement et d’une volonté de libération. Un tel fait est déjà observable depuis les années 70 dans la pratique artistique moderne, elle-même investie par une réflexion sur la « nature » et la « finalité » de l’art en terre d’Islam, une terre assujettie depuis des siècles à un iconoclasme rigoureux ! Les performances et les installations de Kacimi, l’expérience du support chez Farid Belkahia, la singulière aventure de Boujemâa Lakhdar avec l’imaginaire populaire, nous offraient déjà une ouverture prometteuse de ce dépassement et de cette libération.

Cependant, ces nouvelles attitudes connaissent un regain d’intérêt avec l’avènement d’une jeune génération soucieuse d’inscrire ses démarches dans une nouvelle logique qui rompt plus ou moins avec la peinture comme art plastique par excellence, sans pour autant rompre avec les préoccupations esthétiques précédentes. Cela ce traduit notamment par « la performance » de Mounir Fatmi dans laquelle il met en scène l’effacement de ses propres toiles. Il s’agit en effet d’un acte symbolique qui augure d’une nouvelle aventure porteuse d’interrogation, de déconstruction et d’hybridité créative.

La quête d’une liberté d’expression, le rapport nouveau à l’espace, l’attention portée à la richesse du quotidien ambiant, à l’abondance des matériaux de récupération, sont autant de démarches qui confèrent à ces sensibilités nouvelles la saveur d’une aventure aux multiples facettes. Doté d’une volonté de d’appropriation, l’art contemporain, comme il est pratiqué par les artistes de cette génération, voyage dans le temps et l’espace, interroge le vécu, invoque le mnémonique, le rêve, la rêverie, multiplie l’interférence des éléments, accumule les objets étranges et déstructure l’horizon de nos attentes.

La part de la mémoire, du corps, des prises de position politique et sociale est fortement omniprésente. En effet, les créations contemporaines interrogent le soi, l’enfance, les symboles et les images emblématiques d’une prise de conscience dans l’élaboration d’une vision esthétique propre. Elles sondent les possibles d’une mise en exergue d’un visible autre, celui-là qui se présente au quotidien et dans lequel baigne le corps. Interrogé inlassablement, ce dernier se hisse en parchemin, en machine productrice des mutations et, en fin de compte, en espace de toutes les expressivités possibles. C’est en effet là même que l’art contemporain élabore un imaginaire total et multiple en même temps : la dimension poïétique est si déterminante qu’elle traverse l’œuvre et conditionne son élaboration et sa réception. Art contextuel et conceptuel par excellence, sa contemporanéité peut être lue aussi à travers l’usage d’objets bruts, de technologies avancées, de constructions hybrides, telles les médias en vogue.

Partagées entre l’appropriation de l’être-là des choses, des objets, des sensations, les expériences que ces artistes nous donnent à voir élaborent une esthétique interrogative qui pousse les limites du regard jusqu’à se réapproprier la logique ontologique du sacré (Mounir Fatmi, Younes Rahmoun) du politique (Hassan Darsi, Mohamed El Baz…), du corps propre et des signes (Benouhoud, Zakaria Ramhani, Safae Erruas, Fatima Mazmouz…). En effet, La liberté de création dont jouissent ces créations les mettent en confrontation directe avec le réel. Un réel à réinventer inlassablement, et une histoire identitaire à reformuler au gré des aventures visuelles. La quête identitaire semble être au cœur de ces démarches, soucieuses des mises en scènes de soi et de l’autre. Néanmoins, l’identité est ici conçue comme processus et non comme donnée immédiate. Une identité dont les blessures et les fragments sont relus selon des points de vue renouvelés.

2.

Si à la fin du dernier millénaire, les quelques artistes contemporains ont connu une situation difficile, due essentiellement à la léthargie qui caractérisait la scène artistique, force est d’affirmer que depuis les débuts des années 2000, l’art contemporain commence à avoir le vent en poupe.

La pratique photographique connait ainsi ses moments de gloire. Ce médium se voit valorisé de par son caractère instantané et son rapport direct aux objets du monde. L’être-là qu’il capture, la multiplicité de possibles qu’il permet le hisse en médium ….. . Aussi la photographie est-elle devenue un élément inventif et fructueux du dispositif artistique contemporain. Elle s’y insère et y introduit un support nouveau doté d’une richesse et d’une malléabilité qui profitent à l’œuvre. Plusieurs artistes en font usage dans leurs installations se jouant des possibilités qu’elle offre et des significations qu’elle élabore dans l’œuvre. Il s’agit également d’un médium qui sert de mémoire aux performances. Les photogrammes des œuvres vidéo publiées dans les revues en donnent généralement un avant-goût et permettent de les médiatiser. Ce rôle incontournable de la photographie, son caractère mnésique et sa prise directe avec le réel méritent un intérêt particulier, bien qu’elle ne soit pas encore largement exploitée chez nos artistes!

C’est à cette période aussi que plusieurs galeries, maisons de vente et collections privées, ont vu le jour, permettant ainsi une meilleure circulation et visibilité et une circulation plus soutenue des œuvres d’art. Quelques espaces seront ainsi dédiés entièrement ou partiellement à l’exposition des artistes et des photographes (Galerie 21, Appartement 22, le Cube, Galerie FJ…). Des résidences d’artistes ont vu le jour et permettent aux jeunes artistes de se conforter dans leur création.

Cependant, si les collections publiques semblent encore résister à l’assaut déclaré par l’art contemporain, c’est notamment à cause du caractère multiple et spatial de ses œuvres ! L’« étrangeté » visuelle de ces créations qui n’ont pas encore trouvé la place qui leur revient dans les politiques d’acquisition de ces institutions émergentes, pose la question de la réception de l’art contemporain. Le rôle que doit jouer la critique et la presse professionnelle est ici déterminant. Or, hormis DIPTYK, seul magazine dédié à l’art contemporain, et les quelques plumes qui osent approcher cette pratique artistique, l’espace culturel marocain demeure un territoire encore vierge et profondément fertile…