La scène artistique connaît, aujourd’hui en Tunisie, une réelle mutation. Depuis plus d’une décennie, nous avons vu émerger des productions qui rompent avec les modes habituels de peindre et d’exposer. Ces créations ont donné lieu à une dynamique sensible par le nombre d’expositions et de manifestations en espace public et par leur médiatisation, jusque là inédite à l’échelle nationale. Qu’elles soient picturales ou photographiques, installations multimédia, vidéos art ou happening, les œuvres, le plus souvent d’artistes de la nouvelle génération, sont une sorte de kaléidoscope de la situation sociopolitique actuelle du pays. La plupart des productions et des actions se présentent, en effet, comme des dispositifs fictionnels qui se réapproprient de manière plus ou moins subversive un réel trop longtemps confisqué. L’accumulation des différents rejets vécus par les créateurs et la frustration face à une politique culturelle partiale, pratiquée trop longtemps par les institutions officielles, a généré une force de résistance qui se manifeste, depuis la chute de l’ancien régime, par une véritable boulimie de créer librement son présent.
On peut parler d’un mouvement d’art contemporain qui se traduit par un désir de liberté, par la diversité et la nouveauté plastique des œuvres.Les artistes sont d’abord soucieux de leur indépendance et de leur singularité mais ils se reconnaissent dans une certaine appartenance à la fois à ce qu’on pourrait appeler la tunisianité et à un statut de citoyen du monde. Ils n’ont plus pour souci de d’inscrire leur démarche dans la réactivation d’un quelconque patrimoine et utilisent de nouveaux procédés pour manifester, à la fois, leur mode d’être dans le présent et leur désir de créer autrement. Les nouveaux médiums et l’usage d’objets divers constituent pour eux un moyen idéal pour matérialiser artistiquement des situations réelles, des utopies et des fictions sociales ou individuelles. La démarche et le choix des matériaux, tout en étant proche formellement des pratiques actuelles des arts visuels en Occident, s’en distinguent cependant par l’originalité des compositions et du questionnement qui les porte. Ils leur permettent de mettre en scène des manières d’être en situation. Il est à noter, en ce sens, que ces dernières années, de jeunes artistes femmes pratiquant la vidéo, la photo ou les installations créent des œuvres originales qui varient entre autobiographie et dimension universelle. Ce sont aussi des opérations artistiques de désidentification qui contredisent les représentations trompeuses qu’on se fait, soit localement, soit de manière exogène, du générique « femme arabe ».
Il est évident qu’en tant que citoyens du Sud, tous ces artistes sont confrontés aux contradictions de leur société, à l’ère de la mondialisation. Ils rencontrent deux obstacles notoires : D’une part, les nouveaux procédés artistiques trouvent peu de place dans l’espace public, pourtant nécessaire à leur scénographie et à leur portée subversive, d’autre part, le coût des projets souffrent localement d’un manque d’aide à la création et de l’absence d’un réel marché de l’art. En effet, sur les quelques galeries concentrées dans le quartier nord de Tunis capitale, seules deux d’entre elles tentent de donner à leurs artistes une visibilité sur le marché de l’art international.
Cependant, face à ces problèmes, nombre d’artistes adoptent, aujourd’hui, une attitude responsable et autonome en mettant en situation esthétique des phénomènes socioculturels. C’est avant tout leur désir de création, dans le respect et la dignité, qui détermine leur engagement. Le processus révolutionnaire que connait la Tunisie depuis janvier 2011 a ainsi été accompagné, déjà à son amont, par une dynamique artistique certaine, notamment par l’usage du réseau numérique. Des dispositifs d’images à la fois informationnels, fictionnels et créatifs ont été mis en place.Probablement, ce qui a eu lieu ces derniers mois a montré à quel point les nouveaux medias ont permis d’actualiser le présent.
La dynamique démocratique a surtout occasionné un regain d’intérêt pour le medium photographique, de plus en plus prisée par les jeunes artistes, pour qui le champ de création est celui de leur propre espace de vie ; cet art leur donne l’occasion d’exprimer et de soulever des questions d’actualité qui touchent à leur environnement proche, saisi dans sa vivacité. Il s’agit pour eux, surtout d’un processus de création qui libère des contraintes d’appartenance à un style donné ou à une culture identificatrice.En l’espace d’une année, c’est la photographie qui a eu, comme art de l’image, le plus de succès et de visibilité dans les différents medias ; plusieurs jeunes artistes ont travaillé sur les scènes d’insurrections et de répression, sur le nouveau paysage social des villes et des campagnes et se sont fait connaître à travers les expositions en espace public ou privé. Ce nouveau genre de photoreportage artistique a suscité chez les galeristes un intérêt, jusque là resté timide. Sa profusion a même généré encouragé à la décision de créer une « maison de la photographie », initiée par de jeunes artistes.
Mais, déjà, la scène artistique tunisienne comptait depuis, au moins cinq ans, un nombre de femmes photographes dont la présence s’est imposée lentement mais surement grâce à l’innovation de leur démarche. Dans l’ensemble, c’est pourrait-on dire, la dimension, existentielle qui prime dans leur dispositifs visuels, que ce soit de manière conceptuelle ou sensorielle. Il faut dire que pendant des décennies, les pratiques anti- démocratiques de confiscations des libertés d’expression et de l’espace public, ont donné lieu à une attitude de repli qui a souvent orienté les créations vers des scénographies où le domaine du privé et de l’intime a été privilégié, entre autre pour des raisons de censure politique. Mais cette posture a été, en même temps, une manière subtile d’interroger les modes d’identification et de subjectivation de l’individu-citoyen marginalisé.
On peut dire qu’aujourd’hui, quelque soit le medium utilisé, les compositions remarquables sont des sortes de constructions inédites qui usent souvent d’une posture critique et futuriste pour créer des utopies du quotidien. C’est cette engagement artistique et citoyen qui a élargi le champ de création et qui permis aux artistes de mieux appréhender la complexité de leur présent.
Rachida Triki